Ripostes spatiales de Joe Neill
par Daniel Sibony
Joe Neill fait de son art une recherche, et de ses oeuvres des trouvailles. Ce qu’il cherche? C’est l’espace, cette chose impalpable qui nous entoure, qui nous porte. Et lui, il voudrait toucher ça et nous le faire toucher du doigt, des yeux, du corps.
Ce n’est pas simple car l’espace se donne d’abord comme du vide, et si on le remplit jusqu’à l’encombrer avec des formes, c’est aussi pour jouir un peu de ce vide qui reste, et qui peut réveiller notre vide intérieur, le faire résonner.
Justement, Joe Neill tente de faire communiquer le vide du dehors – vide urbain, terrien, cosmique – et le vide intérieur qui nous porte, autour duquel on est posé, plaqué, comme un continent éclaté sur une sphère. (Ce que d’ailleurs J. Neill a réalisé dans ces formes sphériques avec sur elles des plaquages variés comme autour d’un vide interne.
Joe Neill est peut-être un contemplatif mais qui fait de sa contemplation une quête de lieux d’être où l’espace a lieu comme événement. Ce n’est pas simple d’inventer des lieux où l’espace arrive, ou se passe; et nous laisse capter quelques uns des mystères par lesquels il advient, via des segments, des triangles, des surfaces ondulées, des volumes à la fois creux et chargés, semblables peut-être aux espaces réels où se déploie d’une part notre cosmos, d’autre part notre microcosme, notre vie mentale.
Cet artiste est donc précieux, c’est un agent de l’intelligence spatiale (IS); il la distille dans ses sculptures, ses dessins, et aussi, plus récemment, ses photos percutantes qui révèlent autrement sa question première: Comment disposer (de) l’espace? Comment se poser face au monde qui nous entoure et qui déjà nous occupe au dedans? Les photos montrent bien le paradoxe: on ne peut disposer du ciel qu’à travers les encombrements urbains qui nous font obstacle, mais dont les lignes de crête nous invitent à les franchir.
N’est-ce pas aussi la question que posent les tours de Neill? Intéressant, qu’il en soit venu aux tours après avoir tenté de saisir le cosmos, les formes de l’univers, les topologies du lointain qu’il essaie de rendre proches. Les tours sont un pont ou un passage, toujours inachevé, entre la terre et le ciel. Plus que des formes phalliques ou arrogantes, genre Tour de Babel, elles signifient le désir humble d’habiter plus près du ciel, voire dans le ciel, et d’en disposer un peu plus. (Finie, la Tour de Babel, les hommes en ont subtilement contourné l’obsession: aujourd’hui on a des tours qui vont jusqu’à la lune, de grandes fusées, qui peuvent bientôt faire l’aller-retour; une tour dynamique en somme.)
Et certaines oeuvres de Neill sont aussi, à leur manière, des allers-retours vers l’espace mystérieux. Ou plutôt, elles nous font vivre l’entre-deux entre le vide du dehors et celui du dedans; entre des contenus qui sont loin dehors et des contenants qui bizarrement peuvent être dedans. Cela implique pour l’artiste d’inventer des formes, de toutes pièces; de les créer en essayant d’y inscrire ce va-et-vient, cette sorte de retournement, qui est aussi une lutte avec le monde tel qu’il nous entoure et tel qu’il est en nous.
Ces formes inventées sont des symboles de l’espace comme événement; on devrait en avoir au moins une près de soi, car elles rappellent la complexité du monde et suggèrent de pouvoir se mettre à côté du monde et de soi; histoire d’explorer concrètement sa pensée. Ces oeuvres sont donc des ripostes à notre situation, parfois déprimante, où l’on est face au monde qui se dérobe, et face à un dedans figé qui ne trouve pas comment sortir.
Ces formes inventées sont des symboles de l’espace comme événement; on devrait en avoir au moins une près de soi, car elles rappellent la complexité du monde et suggèrent de pouvoir se mettre à côté du monde et de soi; histoire d’explorer concrètement sa pensée. Ces oeuvres sont donc des ripostes à notre situation, parfois déprimante, où l’on est face au monde qui se dérobe, et face à un dedans figé qui ne trouve pas comment sortir.
C’est peut-être à ce niveau que ces oeuvres lancent un défi: être à côté du monde tout en y étant présent; être à côté de soi tout en restant soi-même. C’est cet effet d’à-côté, de décalage qu’elles semblent transmettre au spectateur: il faut les regarder en se sentant non pas face à un objet ou un sujet à déchiffrer, mais à côté de l’artiste dans sa lutte pour l’espace, dans son combat pour faire vivre l’entre-deux-espaces. Elles sont une façon de répondre à ce problème. Il ne s’agit pas pour le public de s’y reconnaître ou pas, de retrouver ou pas son monde. Il faut, si possible, les avoir à côté de soi comme des appuis, des recours, face au problème que l’on partage avec l’artiste: la recherche d’un lieu d’être, d’un support où inscrire son désir d’être. Ces oeuvres peuvent vous rappeler à la riposte.
Bien sûr, l’artiste y a inscrit son désir d’être… un artiste, un inventeur d’espace. Il y est même au centre quelquefois; c’est normal, toute oeuvre est centrée par le narcissisme de l’artiste; mais quand elle est valable elle l’incite à éclater son narcissisme pour le mettre en jeu, en circuit, en trajectoire lointaine, avec l’espoir de le ramener autrement; histoire de revenir à soi avec des nouvelles de l’ailleurs, du vide cosmique, du « ciel », de l’univers.
En étant à côté de l’artiste face à ces oeuvres, qui sont des réponses aux impasses et aux pièges de l’espace qui se referme, on crée une position d’humour possible: on est tous les deux côte à côte, démunis face à la question de l’espace, mais l’artiste avec ses oeuvres nous fait quelques suggestions. Que les gens dont c’est le métier de travailler l’espace habitable, les architectes, essaient de le sentir en étant près de ces oeuvres: ils seront surpris par la liberté que prend Neill avec l’espace. Dans son travail , la liberté est de rigueur. Les faiseurs d’espace devraient prendre cet artiste avec eux dans leurs élaborations, pour l’entendre s’exprimer à côté de ce qu’ils font; cet à-côté repointant l’autre distance, la distance à l’Autre.
Daniel Sibony
Psychanalyste, écrivain.
A publié récemment: « Marrakech, le départ », roman, et « Les sens du rire et de l’humour » (Editions Odile Jacob).
Site web de Daniel Sibony / Chaine youtube