Qui est Joe Neill ?
Xavier Luccioni
Jadis, selon la hiérarchie des artistes majeurs, le sculpteur fut celui qui taillait la pierre.
Mais, lorsqu’elle est brisée, la pierre est un embrouillamini qui explose à la vue et procure l’impression d’un enchevêtrement de matières disparates, la sensation du chaos, du hasard, du fouillis. Voilà si l’œil non averti franchit la barrière de la peau, la frontière de l’enveloppe, le rempart de l’apparent.
Peu d’artistes ont osé s’aventurer à l’intérieur des pierres Aussi cet espace devint-il revendiqué par le scientifique. Chacun son site. Aujourd’hui notre époque prétend décloisonner les sphères de connaissances. Mais elle affirme avec rigueur des seuils, rigides, tous vérifiés par l’aptitude à produire du concret. Difficile de les franchir A chacun son domaine. Même lorsqu’ils se côtoient.
Alors soyons concret: qui est Joe Neill?
Un sculpteur. Qui ne taille pas les pierres. Mais qui observe à l’intérieur de la matière. Pour ce faire, il utilise le bois, le bois mineur, le papier-carton, ou la feuille de polyuréthane. Ses œuvres ressemblent à des machines décapotées. Moteur d’auto (ou d’avion) débarrassé de la peau métallique qui le protège de la poussière. Ecorché. Machine humaine (ou homme-machine) rendue invulnérable aux intempéries de la vie. Sorte de chair exemplaire. Détachée des affres du temps. Simplement protégée du microbe par une petite membrane. Très fine. Aucune concession au moment. Simple suggestion d’un corps en tension.
Cela surprend, il existera des gens pour s’interroger. Cet interactif, penseront-ils, doit certainement disposer d’un second (ou d’un premier) registre de compétence. Est-il sculpteur-mécanicien ? Ou sculpteur-paléologue ? Ne semble-t-il pas capable de reconstituer un dinosaure à partir d’un petit reste d’épine dorsale ? Indéniablement il est sculpteur-ingénieur échappé d’un centre d’essais ou sculpteur-informaticien autorisé, grâce au papier-carton, à transposer en relief les simulations suscitées par « sa puissante bécane ». Du virtuel au réel. Car ce qu’il fait semble si précis et calculé. Est il bien vrai que ce puisse être seulement attribué à la sculpture?
Nous savons bien le bien-fondé du dérivatif accordé au « créatif », nous connaissons la vertu du jeu de doigts et de l’esprit lorsque l’individu a fourni une utile contribution à sa collectivité, celle-ci lui accorde le droit au futile. Est-ce la raison?
Notre époque est ainsi faite : elle réclame toujours une explication. Qui est donc Joe Neill ?
Dans la culture machinisée (qui l’a vu naître et se parfaire : n’oublions pas qu’il est américain), ses œuvres traduiraient une pulsion existentielle destinée à matérialiser les forces du mouvement qu’il ressent en tant qu’être vivant. Sorte de déduction qui s’explique en raison de notre civilisation dominée par le syndrome du sujet cloné.
Ainsi les sculptures de Joe Neill apparaitraient-elles, manifestement, comme un transfert narcissique, transfert dont le critique averti devrait révéler l’ambiguïté. Certes, cet artiste proposerait des « auto-portraits » dénués de tout anthropomorphisme mais nous n’ignorons pas que depuis Marcel Duchamp et son » Nu descendant l’escalier » ou Pablo Picasso dans » Les demoiselles d’Avignon », l’art a cessé d’être assujetti à la rigueur de la représentation. D’autant plus que tout objet contemporain affirme, avec plus ou moins d’ostentation, son adéquation à la mission utilitaire. Voila pourquoi un « avion » ou une « auto » (et nous citons à dessein les deux principaux « outils » emblématiques de notre temps) ne sauraient posséder de signification hors de la manifestation d’une « raison d’exister »• une automobile sert à rouler, un avion sert à voler, une machine sert à « produire quelque chose », la technologie sert à perfectionner les machines, la science sert à perfectionner les technologies. Notre civilisation peut ainsi prétendre se différencier des précédentes par l’usage (le bon usage) de l' »efficient ».
Voila qui paraît pertinent.
Notre héros positif s’appelle donc le scientifique. Parce que celui-ci peut appréhender les tenants et les aboutissants d’ensembles complexifiés par la multiplicité de paramètres liés aux forces du mouvement . Quel mouvement ? Celui du vivant pour l’anthropologue, celui de la vie pour le biologiste qui dénoue les écheveaux d’ADN comme on filerait la laine, celui du temps pour l’astro physicien engagé dans le calcul de l’infini…
Et l’artiste?
C’est plus compliqué. Notamment parce ce que Joe Neill construit des objets qui ne servent strictement à rien. Sauf à exprimer. Cet auteur passe des heures et des heures à coller des petits morceaux de bois. Il n’utilise même pas une « machine à gagner du temps »: l’un de ces gros instruments informatiques grâce auxquels la forme peut prétendre s’améliorer. Il persiste à découper des « cellules » comme le ferait un biologiste (sa seconde dimension) qui s’octroierait la permission de créer ses propres objets (vivants) d’investigation Ainsi seraient déduits des lignages, des couplages, des copulations, puis des reproductions. Mise en action de la matière. Et création du monde.
Voila encore une explication cohérente.
A chacun la sienne. Pour moi, Joe Neill est, plus simplement, horloger.
Maître-horloger. Celui qui façonne des mouvements. En composant de rigoureux mécanismes destinés à mesurer le temps. Leur pièce capitale est un cadran. Sans aiguilles. Parce que le temps n’a pas à se donner avec des chiffres. L’heure, la minute, la seconde, ne sont-elles pas affichées en tous lieux, n’importe où, n’importe quand ? N’importe comment. Il existe des machines spécialisées et jetables, des automatismes produits en grande série, englobés dans de simples écrins dorés que l’on donne à dessiner à certains artistes.
Voila pourquoi le temps a cessé de paraître absolu. Sauf à notre « horloger ». Désormais déchargé de sa fonction de « montreur d’heure », celui-ci peut se consacrer à l’essentiel. Au mouvement. Sans préoccupation du temps. Il sculpte les engrenages. Il modèle chaque ressort. Il polit les pièces les unes après les autres. Parce qu’elles appartiennent à des familles cousines. Et qu’il se plait à les unir. Charnellement.
Est-ce flatter l’inceste que de réclamer l’accomplissement de tels rapports amoureux? L’architecture n’est-elle pas cousine de la sculpture?
En ce cas, marions-les. Sans raison. Par amour. Pour le désir d’architecture. Ces œuvres matérialisent ce que les architectes ne possèdent plus la faculté de composer. Non qu’ils en soient incapables, mais parce que nous vivons un moment qui leur interdit cette liberté.
Soyons réalistes : rien n’interdit de telles créations. Nous disposons de facultés technologiques comme jamais aucune autre époque n’en a précédemment connu. L’espace s’est modifié. Le cheminement dans l’infiniment petit (ou dans l’immensément grand) est devenu aussi habituel que la promenade en forêt (jadis peuplée de djinns, de lutins, ou de coupeurs de gorge). Alors pourrait-on envisager de transposer ces puissants madrépores, ces coques animales, ces ossatures dans lesquelles semblent s’être pétrifiés des tiges et des sarments, à l’échelle de la cité ? Pourquoi pas, puisque ces formes, conçues, réalisées et montées par le sculpteur Joe…Neill, revendiquent une poétique si déconcertante.
« A quoi bon », estimerait-on. A quoi bon pousser si loin le trait, à quoi bon tourmenter le volume, à quoi bon tant de soin, tant de souhaits, à quoi bon chercher si loin, à quoi bon œuvrer tellement minutieusement, et dans un tel raffinement de courbes, d’ellipses, de paraboles.
Pourquoi pas? Pourquoi les cathédrales ne furent-elles pas uniquement de vastes bâtiments dédiés à Dieu ? Parce que les termes du langage renouvelé que leurs auteurs s’ingénièrent à traduire dans l’espace contenaient les clés sémantiques d’un autre système de connaissance. Lequel autorisa l’accomplissement des grandes découvertes. Certes, la fragmentation des poussées verticales en multiples lignes obliques possédait une logique que l’on voulut expliquer par la volonté d’économiser le matériau sans trop s’interroger sur diverses outrances de matière et redondances de plis, de membrures ou de nervures. Lorsque celles-ci parurent excessives l’on en déduisit que le gothique était entré en décadence. L’avis prévalut jusqu’à aujourd’hui. Malgré l’opinion de Antonio Gaudi qui retint le flamboyant comme paroxysme de l’architecture médiévale.
Pourquoi ai-je à parler de Antonio Gaudi à propos de Joe Neill ? Certainement parce que les œuvres du catalan ont été sculptures, peintures, marqueteries, ferronneries, architectures. Bien entendu l’explication voudra qu’il fut aussi chrétien, ingénieur, poète.
Soyons rassurés : Joe Neill ne s’avoue que sculpteur. Personne ne tentera donc de lui reprocher de vouloir s’inspirer de Gaudi, de Bruce Goff ou de Frank Lloyd Wright. Il n’est pas non plus ingénieur. Aussi évitera-t-on tout rapprochement avec les talents de Freyssinet, de Nervi, de Prouvé ou de Peter Rice. Il invente. En même temps qu’eux. Le mouvement. Car, c’est un sculpteur. De pierre.De temps.
Brisés.
Xavier Luccioni – Paris, February 1994
Xavier Luccioni était architecte, écrivain et Maître de Conférences à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis