DÉVOILER DES RÉALITÉS ALTERNATIVES
ENTRETIEN AVEC JOE NEILL, UN ARTISTE QUI MÊLE LE RÉEL ET L’IMAGINAIRE
Simone Suzanne Kussatz
Je rencontre Joe Neill dans son atelier de Bagnolet pour discuter de son travail. Joe Neill travaille avec la galerie Baudoin Lebon à Paris. Ses œuvres font partie de collections publiques d’institutions prestigieuses telles que le Hirschorn Museum à Washington D.C., l’université de Yale, le Rhode Island School of Design Museum of Art, la Ville de Paris, le Fonds Municipal d’Art Contemporain en France, ainsi que le Monart Art Center à Ashdod en Israël et le Castellani Art Museum à Niagara Falls dans l’État de New York, parmi d’autres.
Entrez dans l’univers énigmatique de Joe Neill, un artiste américain qui travaille sur différents supports, notamment le dessin, le dessin numérique, la sculpture, la photographie, l’encre de Chine et les crayons de couleur, et dont les œuvres transcendent les frontières de la réalité et de l’illusion. Dans notre vie quotidienne, nous pouvons éprouver la sensation particulière d’être transportés dans un autre monde, où ce qui est réel peut ne pas apparaître comme tel, et où les illusions peuvent refléter la réalité. Les créations de Neill s’inscrivent dans ce paradoxe captivant, traitant l’espace à la fois comme réel et artificiel, invitant les spectateurs à explorer un monde parallèle qui coexiste avec notre réalité familière. S’inspirant d' »Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll et d' »Orphée » de Jean Cocteau, Joe Neill crée des formes imaginaires qui laissent entrevoir des territoires inexplorés. Ces architectures intrigantes, méticuleusement conçues avec des techniques rappelant les objets du quotidien, deviennent des passerelles vers des paysages inédits. Alors que nous nous plongeons dans cette fusion distinctive du connu et de l’inconnu, une question persiste : Les spectateurs saisiront-ils l’occasion d’une nouvelle expérience ou seront-ils intrigués par l' »inquiétante étrangeté » qui s’offre à eux ?
Dans votre parcours artistique, comment canalisez-vous l’influence des grands espaces que vous avez mentionnés dans votre travail ? Pourriez-vous expliquer comment le sentiment d’ouverture de l’espace physique et de la pensée, tel qu’il a été ressenti en Amérique, a façonné les thèmes ou les concepts de vos sculptures ?
Les grands espaces auxquels vous faites référence ont toujours été une source d’inspiration profonde pour mon travail. En Amérique, il y avait autrefois un sentiment d’ouverture, tant dans l’espace géographique que dans la pensée. Ce qui impliquait une grande liberté, en particulier celle de pouvoir se représenter un « Ailleurs ».
Pour moi cette liberté s’est déclinée de deux façons.
Sur le plan personnel, mes parents m’ont encouragé à ne pas m’inscrire dans une filiation prédéterminée. Ce qui m’a permis de choisi l’art comme carrière, car j’appréciais ses interprétations infinies et leurs réalisations concrètes.
Dans mes études, la découverte d’un ailleurs s’est imposé par l’histoire de l’art où j’ai trouvé une immense inspiration dans les cathédrales gothiques de France, où se matérialisait une rencontre entre le spirituel et l’ordinaire. Ces structures reflétaient la vie elle-même et incarnaient à la fois la sophistication structurelle et une intensité spirituelle, ce que je m’efforce d’intégrer dans mes sculptures. De même, les prisons imaginaires de Piranèse m’intriguent par leurs éléments intangibles.
Vos structures chimériques semblent incarner un mélange unique d’éléments industriels et de formes imaginatives. Pourriez-vous nous donner quelques exemples précis des caractéristiques industrielles que vous incorporez et de la manière dont vous les transformez en quelque chose de plus éthéré et poétique ?
Je m’intéresse beaucoup au fonctionnement des choses. Qu’il s’agisse de bateaux, d’avions, d’ordinateurs, de voitures, de camions, de bâtiments, de tables, de tunnels ou de tout autre type d’objet. Je suis fasciné par leur fonctionnement et par l’essence des entités vivantes, par la compréhension du fonctionnement de la vie et par les racines de notre existence. Les questions relatives à l’existence de Dieu m’intriguent également. Au fond, il s’agit de notre existence: ce que nous percevons, si cela reflète vraiment la réalité ou si différentes perspectives façonnent ce que nous voyons. Lorsqu’il s’agit d’incorporer des éléments industriels, ils agissent pour moi comme un bruit de fond. Je ne cherche pas à les imiter, mais je suis plutôt attirée par la façon dont ils peuvent m’inspirer et m’aider à façonner quelque chose d’éthéré et de poétique. Il ne s’agit pas de les copier, mais plutôt d’utiliser leur essence pour construire et réaliser ma vision créative. Mes sculptures récentes rendent hommage aux « tours de Babel » modernes, qui servent de monuments s’étendant vers les cieux depuis la terre, interagissant avec l’univers au fur et à mesure que la terre tourne. Ces « rêves urbains » possèdent une logique géométrique interne, dense mais ouverte aux spectateurs, démontrant l’interaction positive entre l’homme et la nature et reflétant le potentiel illimité des idées issues de l’esprit humain.
L’ambiguïté de votre art permet aux spectateurs d’explorer au-delà des limites de la réalité. Comment trouvez-vous personnellement l’équilibre entre la conservation d’éléments industriels reconnaissables et l’aventure dans le domaine de l’abstraction ?
Tout d’abord, mon but n’est pas d’imiter quelque chose qui n’a rien à voir avec mon art.
Je m’efforce plutôt d’imaginer ce à quoi une chose pourrait ressembler, sans pour autant tomber dans la création d’une réplique exacte. C’est comme trouver l’équilibre entre l’irréel et le réel. Mes dessins ne sont ni des représentations de la réalité ni le résultat d’un logiciel spécialisé (l’outil informatique n’est là que pour remplacer le pinceau et le crayon).
Pour y parvenir, je me fixe des garde-fous afin de ne pas m’aventurer trop loin dans le domaine de la réalité. Cette conscience guide mon processus de création. Dans le monde réel, les usines offrent une pléthore d’éléments fascinants, certains plus captivants que d’autres. Je me laisse influencer par ces aspects du monde réel, en évitant toujours l’imitation directe. Mes dessins sont le fruit de souvenirs et d’une intuition, car je ne me réfère pas à des images d’usines lors de leur création. Par conséquent, mes dessins sont entièrement le fruit de l’imagination.
Pourriez-vous nous expliquer le contexte de vos premiers travaux et la progression qui a conduit à la création de vos sculptures exposées devant le Louvre et par la suite de votre série « Parallel World » ?
Mon travail a toujours été centré sur le concept d’espace et sur nos interactions avec les objets, y compris les personnes. Au début, j’ai créé une série de pièces en forme d’échelle, appelée collectivement “objets fonctionnels“. Ces œuvres s’inspiraient d’objets quotidiens tels que des bus, des ponts, des réseaux routiers, des lits, des tentes et des tables. Elles représentaient des espaces localisés et exploraient nos relations avec l’espace, les objets et les individus. Au fil du temps, mon intérêt s’est déplacé des espaces localisés aux espaces géographiques, puis aux espaces universels et enfin aux espaces architecturaux, tout en maintenant un lien avec nos relations physiques avec ces différents types d’espaces. Mon travail actuel s’inscrit dans la même veine, bien qu’il ait une approche légèrement plus centrée tout en explorant les thèmes de l’espace, de la fonction et des interactions humaines. mes sculptures exposées devant le Louvre ont notamment adopté une approche abstraite, symbolique et minimaliste. La tour architecturale symbolise tout ce qui est créé par l’homme, tandis que la structure environnante représente l’espace dans lequel cette activité humaine se déploie.
En tant qu’artiste, comment abordez-vous le concept de « nature spirituelle » dans votre travail ? Qu’est-ce qui vous pousse à explorer cet aspect à travers votre art ?
Je pense qu’il y a un aspect profondément métaphysique dans le processus de création artistique. Selon moi, l’art n’est pas simplement une forme de divertissement ou une distraction des préoccupations quotidiennes comme la télévision. Il va bien au-delà. L’art est profondément humain. C’est l’essence même de l’humanité. Pour moi, l’art est une activité humaine crée par des humains pour servir à l’expression de notre humanité. L’art est un moyen de partager avec les autres la vision unique que l’artiste a de la vie. Grâce à l’art, les artistes peuvent présenter une perspective alternative, permettant aux gens de voir les choses différemment de leur point de vue habituel. C’est un moyen de communication qui comble le fossé entre l’artiste et ceux qui ne partagent peut-être pas la même vision. Cet échange fonctionne dans les deux sens. L’artiste est influencé par les interactions avec les autres et par ce qu’ils partagent, ce qui peut stimuler de nouvelles visions et idées.
Vos sculptures donnent une impression de mouvement et de dynamisme bien qu’il s’agisse de dessins statiques. Comment parvenez-vous à ce sentiment d’énergie et de changement constant dans vos œuvres ?
Deux éléments cruciaux entrent en jeu ici: la transparence et l’interaction visuelle. La transparence permet de mélanger différents éléments, ce qui crée une complexité qui évoque un sentiment de mouvement au sein de l’œuvre d’art. L’œuvre acquiert une énergie qui lui est propre, principalement grâce aux détails qui y sont infusés. Même lorsque l’on bouge, les éléments peuvent sembler en mouvement, alors qu’ils restent statiques. Ce phénomène génère une énergie captivante au sein de l’œuvre d’art. Selon moi, une œuvre d’art doit posséder sa propre identité, être indépendante. En tant qu’artiste, il m’incombe d’imprégner l’œuvre d’éléments essentiels, en lui donnant un caractère distinct qui appelle une réponse de la part de ceux qui la regardent. C’est cette interaction entre l’œuvre et l’observateur qui complète l’expérience artistique, en créant un échange dynamique d’émotions et d’idées.
Votre sculpture « Skyline », exposée au rond-point des Fouchards, est une œuvre fascinante qui évoque le concept de transparence et invite les spectateurs à explorer un monde imaginaire. Pourriez-vous nous faire part de votre inspiration pour cette œuvre d’art et nous expliquer comment vous avez réussi à créer une interaction entre la sculpture et son environnement ?
La transparence est un concept qui revêt pour moi une importance considérable et qui se retrouve dans bon nombre de mes œuvres. Un exemple clair est la sculpture “Skyline” exposée au rond-point des Fouchards, en France. Cette pièce, qui ressemble à une ville ou à ce qu’une amie a un jour décrit comme une “Jérusalem céleste”, incarne l’idée de transparence. Elle permet à l’environnement qui l’entoure d’interagir avec ses formes primaires. Ce qui en fait un point focal pour une activité en constante évolution. La pièce change constamment, reflétant la nature dynamique de son environnement. L’exposition “Skyline” illustre mon exploration de la transparence et l’invitation à explorer les domaines de l’imagination dans mes œuvres. Cela reste un thème central dans mon parcours créatif. Ainsi par le jeu des transparences et de l’interaction du paysage extérieur, les spectateurs peuvent plonger dans le monde parallèle que mon art cherche à créer.
Les complexes industriels que vous dessinez sont souvent porteurs d’une histoire faite à la fois de progrès et de déclin. Comment intégrez-vous ces dichotomies dans vos sculptures et quel message souhaitez-vous faire passer à travers elles ?
J’ai vécu au cœur de la « Rust Belt » de la Pennsylvanie. J’ai été, de part mon histoire, directement en lien avec l’historique de cette région dominée par les complexes industriels.
À l’origine, ceux-ci ont été construits dans le but de favoriser le progrès et de créer des opportunités d’emploi. Les usines étaient le « life blood of the borough ». Toutefois, pour que le progrès soit durable, il fallait investir en permanence dans la technologie et être capable de s’adapter à l’évolution du monde. À défaut, les entreprises risquaient de devenir obsolètes et de perdre leur pertinence au fil du temps. Cela n’a pu se faire car elles ont donc été détruites au prix d’une rentabilité forcenée et d’autant plus tragique que ceux qui y travaillaient ont été les mêmes qui ont été recrutés à son démantèlement. J’en été le témoin direct et ce traumatisme n’est pas étranger à mon travail actuel.
Lorsque je crée des dessins inspirés de ces structures, mon intention est de transmettre un message profond à travers les dichotomies présentes dans ces formes industrielles. Je cherche à capturer, au-delà de la contingence historique de ces complexes industriels, leur essence, en soulignant la beauté de leur fonctionnalité et de leur conception. A partir de ces squelettes d‘un autre âge, je construis des chimères aux allures de cathédrales industrielles et des échappées vers des perspectives inconnues.
Le spectateur peut-il accepter que ce qu’il voit n’est pas ce qui est, peut-il admettre l’incongruité fondamentale du non-fonctionnement de ces structures et apprécier l’esthétique propre au monde industriel ?
L’Art est toujours ambigu en ce sens qu’il suggère la représentation de choses qui, en réalité, n’existent pas. Cette ambiguïté, peut-elle dépasser le concret et laisser place à un imaginaire poétique?
Quels types d’émotions ou de sentiments éprouvez-vous en créant ces structures chimériques ? Comment ces émotions se manifestent-elles dans l’œuvre d’art finale ?
En effet, la création artistique est à la fois un défi et un plaisir pour moi. C’est un moyen de faire travailler mon cerveau et de le garder flexible, en repoussant constamment les limites.de mes pensées et de mon imagination.
Vous avez mentionné que vos dessins ne sont pas une représentation de la réalité connue. Quelle importance accordez-vous au fait de repousser les limites de la réalité et de remettre en question la perception du monde par les spectateurs à travers votre art ?
Le terme « chimérique » renvoie à des créatures mythiques. Voyez-vous dans vos œuvres un quelconque symbolisme, un parallèle entre le monde mythique et le monde industriel ?
Non, je ne crois pas. Bien que mes dessins soient évidements imaginaires, je n’établis pas de parallèles directs avec des créatures mythiques. Il peut y avoir des éléments d’imagination, mais je ne plonge pas explicitement dans le domaine mythique. Je préfère rester fermement ancré dans le présent et m’inspirer du monde qui m’entoure, en explorant les possibilités imaginatives dans le contexte du contemporain.
Comment envisagez-vous la relation entre le spectateur et votre art ? Quel type d’expérience ou d’impact aimeriez-vous que vos sculptures aient sur ceux qui les observent ?
Toute œuvre non figurative apparait dans un premier temps comme une énigme. Nous sommes à une époque où l’immédiateté prime, aussi je souhaiterai que les spectateurs fassent l’effort de se donner un peu de leur temps pour essayer de comprendre la symbolique de mon langage visuel. J’aimerai que les gens entrent dans mes œuvres afin de partager ma vision et ma fascination de notre monde. J’espère que mes œuvres puissent apporter à ceux qui les observent une libération par rapport à la prégnance du déjà là et du quotidien. Je souhaiterai que les gens puissent faire l’expérience de ce monde parallèle et soient ouverts à l’exploration de l’inconnu dans mon art.
Votre travail semble explorer l’héritage et l’impact de l’industrialisation sur les communautés. Comment voyez-vous le rôle de l’art dans la préservation des souvenirs, la réflexion sur le passé et l’inspiration de discussions sur l’avenir ?
Pour moi, la complexité de la géométrie est l’un des aspects fondamentaux de la vie. Le fait d’avoir un lien avec les différents éléments de ces constructions permet de poursuivre l’invention, l’imagination et le progrès.
Pourriez-vous décrire les défis spécifiques que vous avez dû relever pour donner vie à votre vision à travers l’art et comment vous les avez surmontés ?
Le plus grand défi est de susciter l’intérêt des gens. Être un artiste est un défi en soi, car nous vivons à la périphérie du monde. Nous ne nous conformons pas au courant dominant. Au contraire, nous observons et commentons à travers un langage abstrait. Il peut être difficile d’amener les gens à s’engager dans ce dialogue avec nous et à entrer dans notre monde artistique. Les défis accompagnent constamment la vie de l’artiste.
Avez-vous déjà rencontré des interprétations surprenantes ou inattendues de vos structures chimériques de la part des spectateurs, et comment cela a-t-il influencé votre compréhension de votre propre travail ?
Oui, lors d’une de mes expositions, une femme qui écrivait une histoire pour enfants a tenté d’expliquer mon travail. À sa grande surprise, alors qu’elle se plongeait dans l’interprétation, elle s’est retrouvée profondément piégée dans l’une de mes œuvres. Cette réaction inattendue l’a conduite à prendre un congé d’une semaine.
En évoquant la situation ukrainienne et le symbolisme du complexe Azovstahl, pourriez-vous nous en dire plus sur le rôle de l’art dans la transmission de messages forts ou dans l’expression d’une résistance à des problèmes de société ?
En tant qu’artiste, je me considère à la fois comme un observateur et un participant de la société. Je suis profondément influencé par les événements et les questions qui se déroulent dans le monde qui m’entoure et en particulier la guerre en Ukraine. Inutile de dire combien j’ai été frappé par la correspondance actuelle de mon travail avec la situation actuelle Ukrainienne qui a su détourner le complexe d’AZOVSTAHL en un symbole de la résistance face à la barbarie. Puisque moi aussi d’une autre façon, j’ai été confronté au niveau de destruction d’une structure qui, à l’origine, était censée favoriser la vie. Il est en effet difficile de ne pas être profondément ému par un tel événement.
Par ailleurs, pourriez-vous nous dire sur quoi vous travaillez actuellement et où ces œuvres seront exposées ou montrées ?
Je vais bientôt exposer à Saint Satur dans le Cher et à Paris à l’Université américaine
En ce moment, je travaille sur un projet commandé par la ville de Clairefontaine. Il s’agit de créer une série de dessins numériques en hommage à dix personnes qui ont été associées au passé et au présent de Clairefontaine. Ces personnalités sont Rachmaninov, Chagall, Jean-Paul Belmondo, etc. Les dessins numériques réalisés seront collés sur le trottoir entourant la place du marché central de Clairefontaine afin de faire hommage aux personnes célèbres qui y ont vécu.
Joe, merci de m’avoir accordé cet entretien aujourd’hui !
Simone Kussatz – Bagnolet (France), 6 aout 2023
Simone Suzanne Kussatz iest journaliste culturelle free lance et fondatrice du blog culturel ARETE.