A propos des tours
par Joe Neill
Les tours existent depuis un temps très reculé. La tour a toujours répondu aux désirs des hommes de s’élever physiquement, depuis leur position naturelle sur la Terre vers un niveau plus élevé. Les tours sont statiques, ne se déplacent généralement pas d’un endroit à l’autre, bien qu’on puisse trouver dans l’histoire de l’architecture quelques exemples de ce genre. Si elles existent bel et bien, les tours ont aussi vu le jour sous des formes différentes de celles dont nous les connaissons le mieux. Par exemple, un arbre a la forme d’une tour – créée par la Nature – et présente presque toutes les caractéristiques d’une tour moderne. C’est-à-dire : hauteur, paliers, moyens d’ascension, niveaux permettant d’évoluer au-delà du centre, poste d’observation, possibilité de se cacher, et même de fournir de la nourriture. Un autre type de tour, plus dominateur et peut-être mois pratique, pourrait être une montagne ou une colline. Ces dernières pourraient être plus utiles que l’exemple précédent, mais bien que plus stratégiques, elles sont toutefois moins répandues. Les arbres et les montagnes sont les moyens que la Nature a trouvés pour créer des postes d’observation, une manière de communier avec le Ciel, un moyen de s’isoler soi-même du reste du monde, comme dans une “Tour d’Ivoire”, endroit où réfléchir et méditer sur la vie, non comme acteur mais comme observateur, soit une façon de communiquer intensément avec la Nature.
Les tours sont aussi construites par les hommes dans le but de répondre à bien d’autres desseins. Parfois, la tour est aussi une demeure. Elle peut être une ville. Elle peut juste être un endroit où un amoncellement de rochers permet de voir plus loin, ou encore de traverser un cours d’eau à sec. Une tour n’est pas un mur. S’il répond aux principales fonctions énoncées précédemment, il manque aux murs la caractéristique première des tours : leur forme singulière, compacte, linéaire, s’élevant toujours vers les cieux. Les tours ont une forme qui s’apparente au mouvement de l’énergie. Comme “L’oiseau en vol” de Brancusi, une tour vous donne l’impression de vous élever rien qu’en la regardant, même avant d’avoir éprouvé sa verticalité pour accomplir son ascension. Une tour vous donne l’envie de vous élever même si vous ne le voulez pas. Elle crée en nous le désir de voir le monde différemment à nos pieds. Elle permet un intense sentiment de vertige, plaisant ou non, selon que l’on ressente le vent différemment au sommet ou au sol, et nous permet ainsi de s’approcher un peu plus de l’espace qui entoure notre Terre.
De petites tours ont été construites par les hommes, dans un autre but que celui de voir au loin ou pour des raisons défensives. Les clochers servaient à communiquer, à appeler les gens au travail ou à organiser la journée. Ces tours sont comme des horloges. Les gens savaient quand le jour se levait et se couchait grâce à une cloche qui annonçait les heures. Cette cloche servait aussi à la défense, intimant l’ordre de se cacher si survenait un danger. Les tours ont aussi été utilisées pour des études scientifiques du ciel et de la Terre. Nous connaissons tous les expériences de Galilée depuis la Tour de Pise pour démontrer la gravité qui nous maintient sur Terre. Curieusement, les tours étaient aussi, à cette époque, le seul moyen de s’arracher à la surface du sol. Les tours sont aussi des monuments. Les Egyptiens créaient des obélisques, et les Romains érigeaient de gigantesques colonnes en mémoire d’événements ou de victoires. Les tours ont aussi été des machines de guerres. Les Grecs construisaient des tours pour attaquer les cités fortifiées : c’étaient des édifices mobiles capables de transporter hommes et matériel suffisamment haut pour atteindre le niveau des murs de la ville. Mais les tours peuvent aussi être pacifiques. Comme les châteaux d’eau qui apportent l’eau sous pression dans les maisons, les tours de radio et de télévision pour la communication, les tours de contrôles pour guider les avions… Sans parler des phares qui guident les bateaux depuis des siècles. Ces derniers ont une dimension tout aussi pratique que mystique. Ne fournissent-ils pas un œil providentiel dans l’orage ou la nuit pour les voyageurs des océans ? Il existe encore des tours servant à faire circuler l’électricité. Mais il ne fait aucun doute que les plus impressionnantes de toutes sont les gratte-ciels dans lesquels nous vivons et travaillons dans les grandes villes de par le monde. Gratte-ciel : ce terme laisse rêveur tout en renvoyant au statut mythique que ces fabuleuses structures représentent dans notre ère moderne. Au XXIe siècle, nous avons été techniquement capable de créer de remarquables édifices, sans pour autant avoir été les seuls à utiliser les technologies de notre époque pour permettre à de grandes constructions de voir le jour. Citons la Tour de Babel, détruite uniquement parce que l’homme voulut se rapprocher trop près de Dieu. Le phare d’Alexandrie, une autre de ces constructions mythiques, continue à nous faire rêver par ces exploits humains d’un temps si éloigné et si différent du nôtre. Poursuivons avec les structures de Paolo Soleri, conçues pour utiliser le moins possible de surface au sol, et incorporant dans le même temps tous les éléments nécessaires à une cité moderne. Ce type d’édifice n’a jamais été réalisé mais, à Chicago, le John Hancock Center s’approche tout particulièrement de ce concept : un endroit où vivre et travailler, sans jamais avoir besoin, théoriquement, de s’éloigner pour mener sa vie à bien. Plus récemment, la destruction du World Trade Center est entrée tristement dans l’histoire parce que le lieu était aussi bien fonctionnel que symbolique. Léchant le ciel, l’édifice abritait des activités très diverses qui se trouvaient littéralement chahutées par le vent qui soufflait sur le bâtiment comme sur l’aspect éphémère de ces entreprises. Ces tours nous ressemblent : elles sont au monde, seules. Contraintes par nature à échapper à toute horizontalité, elles créent avec la Terre une sorte de boule hérissée de piques lancée dans l’univers. Depuis que l’homme officie sur cette terre, les tours ont ainsi répondu à plusieurs usages. Alors qu’elles contiennent le nécessaire à notre existence contemporaine, elles symbolisent notre pouvoir technologique sans pour autant traduire l’ampleur de l’empreinte de l’humanité sur la surface terrestre. Si les avions peuvent nous emporter toujours plus haut et plus vite, l’immobilité des tours nourrit notre perpétuel envie d’appréhender l’espace au-dessus de nos têtes – ce même besoin humain qui nous pousse à investir tout autant l’espace sous terre – en nous donnant l’occasion de contempler le monde plus facilement. Une tour vit, bouge et respire. Comme le pithécanthrope, les tours sont en devenir et, en ce sens, presque humaines.
Alors, pourquoi créer des tours qui seraient des sculptures ? Une tour est un élément de progrès, un monument de la société humaine. De manière plus ou moins entendue, une tour provient de l’ego d’un architecte, et est avant tout une forme d’espoir et d’avancée ; plus qu’un symbole de pouvoir capitaliste, c’est une sorte de cathédrale américaine dénuée de contenu religieux. Particulièrement de nos jours, où tout espoir est mâtiné d’un but matériel au détriment d’un propos spirituel ou collectif. La tour représente également un phénomène structurel et organisationnel proche de notre système social. Il n’est pas surprenant que Tatlin ait utilisé la forme d’une tour pour son “Monument to the third International” afin d’exprimer l’énergie et l’espoir d’un monde nouveau et meilleur. Dans cette même tradition, mes tours sont un souhait que le monde continue d’évoluer de manière positive, d’une façon constructive, bénéfique à tous. Une tour s’élève pour être remarquée et, à sa manière, est le reflet de nombreux aspects de notre société, qu’ils soient spirituels ou pratiques. Enfin, ces tours me représentent moi et mon désir de montrer qu’il existe des voies positives aux raisons et finalités de notre existence sur cette terre, dans notre monde actuel qui semble avoir des difficultés à se le figurer, sans jamais oublier que notre monde se renouvelle chaque matin.
Joe Neill – Paris – 2004